EUROPE - Europe et non-Europe

EUROPE - Europe et non-Europe
EUROPE - Europe et non-Europe

L’Europe a longtemps cherché à se définir par sa volonté de dominer le monde. Cette volonté s’est exprimée de façons diverses au long des siècles. Il y a eu ainsi plusieurs hégémonies européennes. Ce qui amène à poser la question: en quoi la domination de l’Europe au cours des deux cents dernières années diffère-t-elle des hégémonies du passé? Il est impossible à l’heure actuelle de répondre totalement à cette question; un premier pas a cependant été fait, lorsqu’on a tenté de définir une problématique générale concernant les relations, de toutes natures, que l’Europe a nouées avec les peuples extra-européens, après avoir étudié tous les cas et les avoir comparés entre eux.

L’Europe a commencé par imposer aux peuples non-européens ses armes, son Dieu, ses lois, son commerce et ses langues; cette première forme d’hégémonie, qui trahissait sans doute un sentiment de faiblesse et d’isolement, a été une constante du passé, même proche. Au même moment, les missionnaires envoyés en Asie (mais non en pays d’Islam) essayaient de faire accepter leur Dieu par des moyens détournés, reconnaissant ainsi implicitement la force d’autrui. Cette reconnaissance du non-européen, pour la première fois vu mais non intégré, s’exprime, sur le plan idéologique, dans le relativisme d’un Montaigne, la tolérance d’un Voltaire, l’historicisme d’un Herder.

La seconde forme d’hégémonie, coïncidant avec le lent développement de la révolution industrielle, atteint son apogée au milieu du XIXe siècle. Le monde est partagé entre les principaux pays européens et semble avoir atteint son équilibre définitif. On parle alors de l’Asie endormie, de l’Orient décadent, de la Turquie malade... Un certain type de relations s’instaure, où violence, persuasion et menace alternent. Tous les continents se mettent à l’école de l’Europe, c’est l’ère des réformes, de l’européanisation de la jeune Turquie, de la jeune Chine. Alors à l’Europe qui disait (à tous): «Faites comme moi», les autres rétorquent: «Mais qui êtes-vous?»

Le monde, en questionnant l’Europe, l’oblige à se mettre en question. Elle se transformera en changeant les autres. La Première Guerre mondiale accentue cette contradiction, la seconde la met au premier rang de l’actualité.

Ce rapport peut être étudié à différents niveaux: celui de l’exotisme (l’Orient dans la littérature française ou anglaise), celui de la politique (l’histoire des mouvements constitutionnels en Chine ou en Turquie), celui de l’économie (le problème du sous-développement); la tendance, cependant, est de préférer le niveau psycho-idéologique. Une des principales raisons en est que les intéressés ont maintenant ouvert un débat, qui ne peut plus être uniquement décrit de l’extérieur. Dès lors cette étude permet de comprendre la dynamique des rapports de force dans le monde au cours du demi-siècle écoulé. N’est pas en cause seulement l’Europe qui se penche sur son passé, mais la réalité des relations entre peuples et nations et leur possible développement.

1. La position du problème

La loi européenne

Après une défaite militaire devant les armes d’un pays européen, un État traditionaliste est confronté à toute une série d’exigences: il doit s’ouvrir au commerce de l’Europe; pour encourager celui-ci, il lui faut promouvoir une législation «objective», c’est-à-dire un système judiciaire conforme à la loi du vainqueur, et garantir la sécurité des commerçants en réformant son armée et sa police. Ces trois séries de réformes sont considérées comme conditions nécessaires à la civilisation. Le soldat, le marchand, le diplomate européens sont suivis par l’instructeur militaire, le conseiller juridique et financier. Chine, Japon, Turquie, Égypte, Tunisie, Maroc... se trouvèrent à des degrés divers devant cette situation. À ce stade, le gouvernement du pays en question est seul concerné; et, isolé, il ne peut que se soumettre. Son unique défense est la temporisation. Cependant, il doit justifier, devant son opinion publique, l’introduction d’innovations sous la pression évidente des étrangers. S’il lui arrive de lancer une sorte de consultation populaire, c’est en laissant clairement entendre le résultat qu’il en attend (Japon en 1853, Maroc en 1886). Les justifications sont toutes d’ordre pratique. Toutefois, ces réformes imposées exigent une nouvelle éducation; le missionnaire, profitant d’une situation nouvelle, ouvre des écoles dont l’utilité ne tarde pas à s’imposer dans les faits.

C’est contre les conséquences de ces faits que la réaction se dessine, car le fondement de la société traditionnelle est très vite mis en péril. La vieille aristocratie, souvent prééminente dans le gouvernement, mène alors l’opposition. La réaction est d’autant plus violente et plus durable que l’aristocratie se définit en termes de culture (Literati en Chine, Uléma en Islam). Gardienne des valeurs religieuses et culturelles, cette classe se sent tout de suite en danger; elle voit bien que ses intérêts et ceux de l’État commencent déjà à diverger. Aussi attaque-t-elle systématiquement la nouvelle culture. Il s’agit là d’un nationalisme culturel, que les analystes ont aujourd’hui de la peine à étiqueter pour bien le différencier des formes ultérieures du nationalisme, car il n’oppose pas l’une à l’autre deux nations, deux races ou même deux religions, mais essentiellement deux traditions culturelles. On n’éprouve même pas la nécessité de définir concrètement les deux termes opposés: Europe et Chine, Europe et Islam ou, généralement, Occident et Orient. Bien que ces «réponses» soient loin d’avoir été toutes analysées, plusieurs interprétations en ont pourtant déjà été proposées.

Le réformisme traditionaliste

Les tenants du réformisme traditionaliste tirent argument de l’ancienneté des cultures traditionnelles et considèrent l’Europe comme une nouvelle venue dans l’histoire des civilisations. Sa force présente, dit-on, est la conséquence d’un emprunt au savoir chinois, indien, arabe de jadis. Sa maîtrise des sciences est toute récente, alors que les vieilles cultures ont fait depuis longtemps l’expérience de la pensée scientifique et l’ont dépassée pour des entreprises spirituelles plus riches. La faiblesse actuelle de ces sociétés ne tient donc pas à un retard technologique, mais à un oubli de ces buts spirituels, à la suite de catastrophes telles que la conquête mandchoue en Chine, turque dans l’Islam arabe. La réforme qu’il faut entreprendre n’est donc pas militaire ou politique, mais morale: il s’agit de retrouver les grandes qualités des ancêtres (d’où le terme «fondamentaliste» appliqué à ce courant). Cependant, à quelques exceptions près, la technique européenne n’est pas refusée; son adoption est jugée nécessaire, à condition de la débarrasser de toute implication culturelle. À partir de là se développe une conception purement instrumentale de la science. C’est cette dichotomie entre un retour aux sources sur le plan moral et politique et une innovation dans le domaine des instruments matériels qui explique le retentissement mondial de l’expérience japonaise, la seule qui semble avoir concilié ces deux nécessités apparemment contradictoires.

2. La naissance de l’intellectuel

La nouvelle élite

Cette concession faite par les fondamentalistes a pour conséquence de laisser s’approfondir l’influence européenne dans le monde. Bien que, parfois, des institutions imitées de celles de l’Europe aient été abolies (Turquie en 1871), en général l’éducation importée continue à se propager; des étudiants sont même envoyés en Europe (leurs notes ou journaux intimes n’ont pas encore été systématiquement étudiés). Cette culture européenne, essentiellement livresque, donne naissance à un type social particulier: l’intellectuel non européen, souvent décrit en littérature (Dostoïevski, Conrad, Malraux...) et en science politique (où il représente la «nouvelle élite»). Il faut distinguer deux sortes d’intellectuels non européens: celui qui a accès directement à la culture européenne et celui qui, ne maîtrisant pas d’autre langue que la sienne, a recours aux adaptations. C’est souvent ce dernier, encore bien familiarisé avec sa culture traditionnelle, qui se révèle le plus efficace, s’il n’est pas toujours le plus logique. À l’époque appelée libérale, une timide coopération rapproche ces types d’intellectuels modernisants, puis un véritable divorce les sépare. Ainsi Liang Qichao et Hu Shi en Chine: le premier essaie de relier certains éléments isolés de la culture européenne au système de la tradition, le second juge des aspects de culture par rapport au système idéologique de l’Europe. Cette dernière attitude semble plus logique, c’est-à-dire plus positive. L’autre attitude exerce cependant une plus grande influence, car elle prépare les esprits à accepter certaines valeurs occidentales jugées indispensables.

Le passage au libéralisme

Un signe du passage au libéralisme: l’attitude de l’étudiant non européen qui se persuade que le but de la culture européenne n’est pas seulement l’enrichissement matériel. L’opposition spiritualisme-matérialisme, essentielle chez les fondamentalistes, s’efface. On apprécie la volonté de l’Europe de faire participer le peuple à la gestion publique. La supériorité du régime politico-administratif occidental n’étant plus mise en doute, le problème se ramène à trouver le meilleur moyen de le rendre acceptable. On s’efforce alors de justifier la démocratisation (très limitée au demeurant). L’idée même de réforme doit, en effet, être valorisée dans une société qui, jusque-là, prisait la continuité. Ainsi, le réformiste chinois assure que toute l’histoire de la Chine fut un constant renouvellement, sous le couvert d’un retour à la tradition, à l’occasion de changements dynastiques; le musulman fait appel au Coran, qui dénie aux «polythéistes» le droit de se prévaloir d’une fidélité à la religion de leurs pères. Chacun donc réinterprète la tradition. Liang Qichao donne un sens politique et économique à la doctrine classique des «trois étapes»: celle du chaos, celle de la paix et celle de la grande harmonie, qui signifie pour lui l’ère où régneront démocratie, prospérité, science et paix universelle. ‘Al 稜 ‘Abd ar-Raziq considère les notions de sh ra et d’ijtim comme synonymes de démocratie. L’important, dans les deux cas, n’est pas tant de démontrer que le régime démocratique a effectivement existé jadis que de le rendre possible à l’avenir. Cependant, il ne suffit pas de prouver que la réforme est nécessaire et possible, il faut encore montrer que l’Europe a également dû, à un certain moment, se couper de sa propre tradition; d’où l’importance attachée à la réforme protestante, considérée comme un reniement. Ces propositions justifièrent tous les mouvements constitutionnels des pays d’Orient.

La tragédie de l’intellectuel libéral

Cette argumentation semble bien faible aux critiques contemporains, de même qu’aux yeux de l’intellectuel du second type qui, libéral conséquent, juge durement le passé de sa société. L’échec de celle-ci est mis au compte du «despotisme oriental». Contre l’idée largement répandue que la civilisation européenne est matérialiste, il rétorque qu’une civilisation qui remplace le travail humain par la machine est plus spiritualiste que celle qui craint la concurrence de la machine au détriment de l’homme. En dehors du libéralisme politique et d’une foi sans faille dans les bienfaits de l’éducation, cette tendance se caractérise par un pragmatisme délibérément hostile aux subtilités de l’ancienne culture classique: d’où les campagnes menées pour une simplification du style, de la grammaire et même de l’écriture traditionnels (en Turquie par exemple). Le but de ces réformes n’est pas seulement de démocratiser la culture, mais aussi de consolider le sentiment national, car le nationalisme culturel de l’étape précédente fait place à un nationalisme politico-racial proche de celui du XIXe siècle européen. Pour que la nation chinoise (ou égyptienne) puisse se développer, dit-on, il faut abolir la conception universaliste de la culture chinoise (ou arabe). Lutfy Sayyid revendique en 1912 une politique de stricte neutralité dans la guerre turco-italienne, dans l’intérêt bien compris de la nation égyptienne. Ziya Gökalp parle de créer une culture turco-musulmane qui s’assimilera la mentalité et la science de la civilisation moderne.

C’est à propos de cette tendance qu’on peut parler d’une «tentation de l’Occident», car elle est le pur reflet de l’Europe libérale, au moment où celle-ci est déjà attaquée de toutes parts. On discerne même dans la carrière de ces libéraux quelques constantes. Après un bref passage à la politique active, ils se consacrent à des tâches éducatrices dans un isolement de plus en plus marqué. Ce type d’intellectuel, trahi par les circonstances, est le seul qui vive, dans le débat entre Europe et monde extra-européen, une situation proche de la tragédie; la cause en est l’inadéquation fondamentale du système libéral à une société qui ne lui a pas donné naissance. C’est pourquoi certains libéraux, désespérés, retournent à la tradition; cette évolution s’était déjà dessinée en Chine chez Liang Qichao, elle devint plus systématique chez Zhang Dongsun; en Égypte, elle est évidente chez Tawf 稜q al-Hak 稜m. Ceux qui gardent leur conviction libérale adoptent une échelle des valeurs individualiste, identifiant de plus en plus valeur et objectivité. En fait, il s’agit d’une attitude de désintéressement.

3. La conversion à la révolution

L’idée de révolution naît alors de l’échec de la libéralisation du système politique et, plus encore, du retard de l’industrialisation. Une bourgeoisie embryonnaire se forme et s’épanouit; les autres classes, surtout la petite bourgeoisie urbaine, en constante augmentation, tombent dans un désenchantement à la mesure des grands espoirs nourris auparavant. Un phénomène significatif, dans cette situation, est l’apparition du chômeur intellectuel. Dès cet instant, la «réponse» à l’Europe n’en est plus une: la culture européenne est tellement intégrée à la vie universitaire, politique et même sociale, qu’il s’agit plutôt d’une dialectique interne entre systèmes de valeurs reflétant et animant la compétition entre groupes sociaux. L’acceptation ou le rejet de l’une des deux cultures, traditionnelle ou européenne, ne sont plus en cause: l’occidentalisme anti-occidental et le traditionalisme antitraditionaliste sont monnaie courante.

Nécessaire marxisme

Ce passage, accompli, en cours ou virtuel selon les cas, a été analysé à différents niveaux: socio-économique (cf. John Kautsky), psychologique (Adam B. Ulam) et enfin idéologique. Ce dernier aspect a d’importantes implications politiques. Pendant longtemps, on a cru que l’adoption du socialisme comme programme politique était le résultat d’une bonne propagande. On y voit de plus en plus le résultat d’une évolution nécessaire. Les deux visions, fondamentaliste et libérale, étaient opposées et, néanmoins, complémentaires: le libéralisme était nécessaire, mais ne devait pas impliquer une rupture avec le passé; le traditionalisme était une thérapeutique tentante, mais ne résolvait pas les problèmes pressants. Valeur et histoire étaient ainsi antithétiques; il fallait les réconcilier, mais pas selon les vieilles recettes, car la société, évoluant, avait d’autres exigences. Le marxisme fournit une idéologie capable à la fois de s’opposer à la tradition sans paraître se rendre à l’Europe et de refuser une forme particulière de société européenne sans être obligé de revenir à la tradition. De plus, l’individu qui l’adopte n’est pas appelé, comme l’intellectuel libéral, à devoir choisir entre vérité subjective et croyance populaire; il a la possibilité de faire coïncider les deux par le moyen de la praxis .

Un nationalisme nouveau

Si, à l’Europe, le fondamentaliste oppose une culture (chinoise, indienne, islamique), et le libéral une nation (chinoise, turque, égyptienne, iranienne), le révolutionnaire, lui, préfère la défense d’une classe souvent élargie à toute l’humanité, exploitée par la bourgeoisie européenne. On pourrait parler d’un nationalisme de classe, qui garde néanmoins beaucoup d’éléments des nationalismes politique et culturel, d’où la difficulté pour les analystes de l’identifier. Le nationalisme révolutionnaire est bien à trois niveaux: de la classe exploitée, du peuple dominé, de la culture refoulée. L’opposition à l’Europe revêt aussi un triple aspect.

Les chercheurs occidentaux font ressortir l’aspect ambigu de cet européanisme anti-européen, soit pour simplement prendre acte de son caractère dramatique, soit pour l’expliquer par quelque processus de compensation d’ordre psychanalytique, en assurant qu’il s’agit là d’une acrobatie intellectuelle inutile. Suffit-il, cependant, pour justifier pareille opinion, de rappeler que le marxisme est né en Europe? Car, fils de l’Europe, il fut aussi le reflet critique d’une société en pleine aventure impérialiste. Le fait est que cette société ne s’y reconnut pas, et ne l’accepte parfois qu’à la condition de l’interpréter d’une certaine manière. Le sentiment qu’a le révolutionnaire non européen de reprendre à son compte une vérité, née en Europe, mais refusée par celle-ci, n’est peut-être pas aussi fallacieux qu’on le dit. En tout cas, on n’en est pas quitte en se contentant de rappeler l’européanité de Marx.

4. La redéfinition de l’Europe

L’étude du passage du libéralisme au marxisme dans le domaine idéologique permet de définir une dialectique entre valeur et histoire, particularisme et universalisme, authenticité et altérité, de plus en plus évidente à mesure que les intéressés eux-mêmes en prennent conscience. On se rend compte alors qu’ainsi systématisé le problème n’est pas nouveau.

La problématique russe

Tout au long du XIXe siècle, la Russie a connu un pareil débat qui a intéressé et peut-être influencé l’Europe occidentale. Ce n’est pas un hasard si la reconnaissance de cette similarité fut tardive; il a fallu que le mouvement d’acculturation fût assez avancé pour que la Chine, par exemple, fût culturellement aussi proche de l’Europe que la Russie l’avait été géographiquement. La mythologie slavophile se retrouve chez tous les nationalistes culturels des pays extra-européens; l’individualisme, l’orgueil, le matérialisme scientiste et, en fin de compte, l’instabilité psychologique des occidentalistes définissent tous les libéraux du monde non européen. Le caractère d’opposition et de complémentarité des deux tendances est symbolisé par le fait qu’elles se sont partagé le milieu intellectuel et, parfois, la même personne, presque jusqu’à la fin du tsarisme. L’homme qui en prit le plus profondément conscience, Dostoïevski, en fit le moteur de ses grands romans idéologiques. Quand le marxisme commença à gagner l’intelligentsia russe, il était en train d’être interprété par l’Europe impérialiste, et ne fut alors, sous la forme du marxisme légal, qu’une variante de l’occidentalisme, auquel s’opposa victorieusement le socialisme révolutionnaire. Le marxisme aurait pu échouer si, avec le léninisme, il n’avait pas satisfait aux deux exigences de particularisme et d’universalité, d’imitation et de dépassement de l’Europe.

La problématique allemande

La généralisation ne s’arrête pas là, car cette manière de concevoir le problème de la modernisation, les Russes la devaient aux Allemands de l’ère romantique. C’était déjà la problématique de Fichte et de Hegel face à la Révolution française, qui signifiait pour l’Allemagne une réforme imposée et une condamnation implicite du «philistinisme» allemand. Fitche résout le dilemme par un nationalisme antifrançais à tendance universaliste (Discours à la nation allemande ). Cette généralisation d’une dialectique de l’acculturation ou simplement de la réforme n’a pas, jusqu’à maintenant, été systématisée, parce que les monographies sont encore rares, mais elle est impliquée dans beaucoup d’analyses. Elle a le mérite de rendre intelligible l’adéquation du marxisme à certaines situations, car, à l’origine, il fut l’expression achevée d’une conjoncture similaire et ne pouvait que servir par la suite de modèle.

L’Europe, notion historique

Il en résulte que l’Europe ne peut plus être considérée de façon purement géographique ou même platement historique: la continuité que l’«histoire historisante» postule devient douteuse. La conscience que les Européens ont généralement eue d’une ligne droite qui va de Salamine à l’heure présente apparaît comme pure idéologie. Le concept d’Europe recouvre alors un ensemble économico-socio-culturel qui n’a pas eu moins de difficultés à conquérir l’Europe géographique que le reste du monde. Cette idée dirige déjà les recherches des économistes et des théoriciens de science politique. Liang Qichao et al-Afg hn 稜 auraient eu ainsi raison contre la conscience naïve de l’Europe de leur temps.

Les systèmes en question

L’influence de cette «réflexion» de l’Europe dans le miroir extra-européen ne dépasse pas le cadre de l’économie et de la sociologie; l’histoire et surtout la philosophie lui échappent encore. Pourront-elles le faire longtemps?

S’il est vrai que la dialectique allemande s’est retrouvée, à des époques successives, en Russie, en Chine, au Moyen-Orient, à la suite de cette «marche vers l’est» de la révolution politique qu’on a prévue au début du XXe siècle, on peut se demander quelle est la signification de ce mouvement d’universalisation, consécutif à l’élargissement du marché mondial (l’ouverture à la civilisation du XIXe siècle). À quel moment la dialectique universalisante apparaît-elle à l’horizon intellectuel d’une communauté donnée, et quel sens a cet appel d’une Europe naïve et dominatrice à une Europe critique? Si ces questions sont pertinentes, c’est la signification profonde de l’historicisme, du positivisme et de la dialectique qui doit être remise en question. Ces systèmes basculent vers l’idéologie et, par-delà ces acquisitions du XIXe siècle, c’est en définitive l’essence même de la culture occidentale qui doit être réévaluée. Cette réévaluation de l’Occident par lui-même aura été la conséquence de la réflexion des non-Européens sur l’Europe, mais il s’agira d’un enrichissement, non d’un retournement de perspective.

La rationalité en péril

Il faut bien rappeler que la logique décrite ici se déroule entièrement dans l’idéologie: le non-Européen la découvre en lui-même en analysant la culture qu’il a absorbée et qui n’est pas la sienne, et l’analyste européen la retrouve au second degré. D’où le caractère impeccable de cette logique, qui n’est peut-être que celui de la circularité. Elle ne fait que refléter un fait déjà acquis: l’acceptation de l’Occident comme modèle directeur, même si sa culture est en réalité une épure du passé qui ne coïncide plus depuis longtemps avec l’Europe réelle. Il est plausible que cette épure soit à son tour rejetée, quand elle aura servi à rétablir un équilibre réel des forces dans le monde (car la tentative de le faire avant que cet équilibre soit acquis, celle du fondamentalisme, est considérée par les intéressés eux-mêmes comme un échec). La remise en question du choix fondamental de l’Europe paraît, à l’heure actuelle, venir surtout de cette dernière (psychanalyse, technologie, structuralisme, en plus du vieux spiritualisme). La négritude même, telle que l’exprime Léopold Sédar Senghor, semble devoir beaucoup au surréalisme. Toute interprétation qui tend à relativiser la culture occidentale n’est-elle pas une conséquence indirecte de l’influence des cultures extra-européennes dans la conscience de l’Europe? Mais, jusqu’à maintenant, en dehors d’écrits circonstanciels, on ne peut imputer à aucun grand nom du monde extra-européen une critique radicale de l’idéologie fondamentale de l’Europe: le rationalisme appliqué à la nature, à l’homme et à l’histoire.

La réalité reste cependant le conflit, ouvert ou camouflé, entre l’Europe et le monde non occidental; ce conflit fera-t-il naître à long terme une critique radicale? Si cela devait arriver, on peut au moins être sûr qu’Européens et non-Européens y contribueraient ensemble.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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